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Pour que tu chantes encore
« On a pas long de chandelle pour aller jusqu’à demain », m’écrivais-tu en 1990. On avait déjà douze ans d’amitié pleine et entière, sans conditions, des projets ensemble (te souviens-tu de cette série de polars dont tu aurais été l’inspirateur et moi l’accoucheur ?) et une mémoire commune, bien sûr : celle de nos pères, républicains espagnols, parqués en même temps dans le même camp de concentration d’Argelès (comme celui, aussi, de Paco Ibañez)... Et nous voilà, ce soir !
Tu le sais, il y avait longtemps que j’appréciais l’artiste quand j’ai rencontré l’homme, grâce à ton « Gibraltar » à toi (après avoir été l’assistant de Guy Béart…), devenu grand ami mien lui aussi, Jean-Pierre Bouculat. C’était en février 1978 au Théâtre de Boulogne-Billancourt. Quelques jours plus tard, tu m’invitais chez toi, rue Saint-Lazare, à Paris. L’un de ces moments forts d’une existence, où l’on se « reconnaît » de toute évidence. Et… « une fois pour toutes ». C’était alors à ton tour de nous rendre visite dans notre campagne, encore et encore, avec l’amitié qui sert à boire (même si, côté boissons, hein, toi c’était plutôt café-crème comme dans La Planète des fous) et même des parties de foot au programme. Détail : tu as été le premier artiste à qui j’ai confié – presque deux ans et demi avant sa naissance effective – mon rêve d’un journal de chanson qui s’appellerait Paroles et Musique…
Avant de se retrouver ensemble à notre stand de la Fête de l’Huma 1980, où tu allais dédicacer à tour de bras le deuxième numéro du « mensuel de la chanson vivante » (dont la Une et le dossier t'étaient consacrés), on te ferait venir en mars 1979 dans la Corne de l’Afrique, pour deux concerts des plus mémorables (…à des titres fort différents). C’était à Djibouti, république nouvellement indépendante où je tentais d’œuvrer à une presse libérée des influences barbouzo-foccardiennes, et ta venue fut rendue possible grâce à mes accointances avec les responsables du centre culturel français, Dominique Chantaraud et Bernard Baños-Robles, eux-mêmes grands amateurs de chanson.
Là, tu allais me donner une preuve à la vie à la mort de ton amitié. Tu l’as raconté dans le premier tome de ton autobiographie, Ma vie n’a pas commencé ; je l’ai rappelé dans mon blog (en rectifiant quelques points de détail : forcément, ton attitude exceptionnelle, mais naturelle chez toi, s’était imprimée chez moi de façon plus indélébile). Durant ce séjour, notre appartement fut ton QG et celui de ton équipe, dont ton fils Julian qui t’accompagnait à la guitare et Michel Godot, formidable accordéoniste. Délire et triomphe au Théâtre des Salines, sous le ciel étoilé et une chaleur étouffante. Un concert d’une énergie et d’une intensité émotionnelle, écrivis-je dans l’hebdo national, Le Réveil de Djibouti, comme seul en était capable Jacques Brel. Je le maintiens aujourd’hui : Escudero et Brel, le Grand Jacques et Leny, sur scène, chacun à sa façon, c’était du pareil au même.
…Et nous voilà ce soir… Au soir d’un 9 octobre de sinistre mémoire. Tu savais que tu ne chanterais plus, tu m’avais permis de l’annoncer ici, mais tu continuais d’écrire tes mémoires dans ta campagne, celle de Monet, où je suis allé si souvent te retrouver dans les années 80, 90 et 2000. Avec bien sûr, entre-temps, de nombreux articles dans Paroles et Musique puis Chorus, et même une collaboration étroite avec un éditeur phonographique pour permettre la réédition en 1996 de tes grands albums. J’en rigole encore : les « masters » étant indisponibles, ce sont mes propres disques – mes 30 cm originaux ! – qu’on utilisa pour graver une dizaine de CDs (alors labellisés Déclic Communication & Chorus).
Cela me rappelle l’existence de ce beau documentaire réalisé en 2004 par le même éditeur (Éric Basset, avec Mariette Monpierre à l’image) où tu racontais toi-même ton parcours. L’histoire d’unTendre rebelle dont je fus sinon à l’origine du moins le principal « contributeur », de la conception à la documentation, disons cela comme ça et va pour l’« immense remerciement à Leny Escudero et Fred Hidalgo » de la fin du générique. Comme on t'entend le chanter à ce moment-là, « on est aussi cons aujourd’hui qu’on sera morts dans dix mille ans »…
Quoi d’autre, pour prolonger encore un peu ce « dialogue » ? Ah oui, cette fois où je t’avais présenté Allain Leprest, à la maison, ainsi qu’à Guy Béart, Graeme Allwright et Anne Sylvestre. C’était en juin 1985, pour notre petite fête des cinq ans de Paroles et Musique. Tu avais sympathisé aussitôt avec lui, qui, depuis L’Arbre de vie, te portait d’ailleurs une admiration sans bornes…
Souvenirs, souvenirs… Cet été on apprenait que tu en avais fini avec le second tome de tes mémoires, et il y a seulement quelques jours, tu donnais une interview à ton journal local, Paris-Normandie, pour en annoncer la publication (à compte d’auteur). Le début… La suite… La fin. Le début avec ta naissance en Espagne, à Espinal, le 5 novembre 1932, puis la guerre et le passage des Pyrénées en mars 1939… La suite avec ta soif de lecture, au point de voler des livres :« J’avais envie de découvrir le monde. Chez Céline, j’ai lu quelqu’un chez qui ça hurlait à l’intérieur, comme moi. Mais lui, il avait les mots pour le dire » ; jusqu’à la question des « migrants » : « J’ai été l’un d’eux. Il y a des années, j’ai écrit un texte, Le Siècle des réfugiés : “Ils sont toujours les bras ballants / D’un pied sur l’autre mal à l’aise / Le cul posé entre deux chaises / Tout étonnés d’être vivants…” » Le début, la suite… et la fin.
La fin. Au tragique de cette annonce, doublement terrible pour nous (coup de fil de l’agence France Presse en tout début d’après-midi : « Pouvez-vous nous confirmer le décès de Leny Escudero ? »…), les « grands » médias ont ajouté une incroyable incompétence. L’information a été expédiée en quelques secondes à la fin des journaux télévisés, on a seulement cité Pour une amourette et Ballade à Sylvie (j’ai même entendu dire sur une grande radio, par quelqu’une qui visiblement ne connaissait rien à la chanson, que tu n’avais que trois cents mots de vocabulaire !!!). Et personne n’a évoqué ta seconde, formidable et pour tout dire vraie carrière. Celle qui a vraiment démarré en 1971, au retour de ton tour du monde, celle du Temps de la communale, de Van Gogh, du Vieux Jonathan, de Vivre pour des idées, du Cancre, de Fils d’assassin, de Sacco et l’autre, de La Moitié de ton âme, de La Grande Farce, de La Planète des fous, etc., tout un répertoire qui t’a situé entre Brel, toujours lui, et Ferré.
Excuse-moi de te le dire, Leny, mais ç’a été pour toi juste l’inverse de la déferlante hypocrite à propos de Guy Béart qui, après avoir été « exécuté » de son vivant par les médias où il était tricard, est devenu soudain incontournable… une fois mort. Mort, toi tu l’étais déjà pour les médias depuis la fin des années 60 ! Pas grave, au fond, tu as rempli les salles tout le temps, sorti des disques quand tu l’as voulu sans le secours aucun des médias qui font l’opinion, tout ça n’est que de l’écume éphémère, superficielle et sans valeur, quand l’essentiel, connu des gens de peu mais de bien, demeure.
Année épouvantable : Cabu, Charlie et les autres, Guy Béart, et maintenant toi, le jour anniversaire de la mort du Grand Jacques, toi mon pote le Gitan, mon grand frère, mi hermano. Ô combien je hais le 9 octobre ! Comme j’aimerais pouvoir remonter le temps ! Le figer, à défaut, et puis arrêter là, s’arrêter là, s’asseoir par terre, comme dit Souchon.
…Remonter par exemple à mars 1979 à Djibouti, soirée d’anthologie dont il nous reste heureusement une trace, artisanale, enregistrée par mon ami BBR (…qui, cinq ans plus tard, invitera Claude Nougaro à se produire sur cette même scène). Attention, documents exclusifs ! On vous en offre ici trois extraits (Le Bohémien, A la primavera, Depuis ta mort), pour la première fois, trente-six ans après…
Leny Escudero – Le Bohémien
Leny Escudero – A la primavera
Leny Escudero – Depuis ta mort
...Ou remonter à l’été 1980, lorsque j’assistais, au studio de Jean Musy, à l’enregistrement de l’album Grand-père. Du titre de sa première chanson où Leny semblait s’adresser à mon propre grand-père maternel, coupable d’être poète et trop humaniste aux yeux des franquistes. Quelle émotion pendant les séances ! J’en ai encore les larmes aux yeux… Comme celui de Leny, mon grand-père que je n’ai pas connu, je me le suis inventé à travers ses rares écrits (magnifiques) sauvés par ma grand-mère et appris par cœur (je ne saurais mieux dire) par ma mère :
Un fantôme me hante
Grand père, je t’invente
Et je te fais comme
Je t’aurais voulu…
Grand père, je t’invente
Et je te fais comme
Je t’aurais voulu…
Il paraît que tu avais le coeur à nu
Je dis il paraît
Parce que je ne t’ai pas connu…
Je dis il paraît
Parce que je ne t’ai pas connu…
Grand père, laisse-moi te raconter
Pour dire aux autres qui tu étais
Et leur donner tes souvenirs
Pour ne pas les laisser mourir
Pour dire aux autres qui tu étais
Et leur donner tes souvenirs
Pour ne pas les laisser mourir
Pour un petit instant
Ressusciter des morts
Et remonter le temps
Pour que tu chantes encore…
Ressusciter des morts
Et remonter le temps
Pour que tu chantes encore…
Le début, la suite… la fin. Depuis cette lettre, Leny, où tu m’écrivais que tu avais « bien fait d’aller à Djibouti », il n’y a pas eu long de chandelle, c’est sûr, pour aller jusqu’à demain. Un quart de siècle, pourtant ! « Je sais qui tu es », disais-tu. Forcément, tu savais aussi, pour que tu chantes encore, que je te raconterai encore. Aujourd’hui… et demain. « Demain, ça s’ra vachement chouette, demain ! », chantait Le Cancre. C’était au temps de la communale, au temps de l’espoir. Depuis, tout a changé. Et toi, tu as beau être parti sans faire de bruit, pour ne pas déranger les autres, tu n’auras pas su nous empêcher d’avoir froid dedans. Très froid dedans… Je ne sais si ce Dieu que tu interpellais avec force (Dieu, réponds-moi…) et persistait à rester silencieux t’a donné rendez-vous en d’improbables confins, mais je sais une chose, c’est qu’il faut être vivant pour avoir du chagrin.
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• Le début... La suite... La fin est disponible à l’adresse suivante : Céleste Escudero, BP 30, 27620 Gasny (25,70 € + 4,30 € de frais de port).
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