mardi 27 décembre 2022

JACQUES BREL - LA VILLE S'ENDORMAIT




                           

Ce « voyageur » qui arrive un soir dans une ville située au bord d’un fleuve en agitant des pensées pessimistes c’est, bien entendu, Jacques Brel lui-même. En effet, cette chanson publiée dans son dernier album Les Marquises (17 novembre 1978) met en scène un homme fatigué et malade. On songe à cette dernière tournée d’ « Adieu à la scène » entreprise en 1966 qui marque la fin d’une certaine vie de chanteur adulé. On peut dès lors imaginer que Jacques Brel, plusieurs années plus tard, en écrivant cette chanson, ravive le souvenir de son arrivée dans une ville pour l’un de ses tout derniers tours de chant en fusionnant passé (1966 : fin de sa vie de chanteur) et présent (1978 : fin de vie proche). La mention du « cheval boueux » peut aussi évoquer, notamment, la comédie musicale qu’il a jouée sur scène en interprétant Don Quichotte dans L’Homme de la Mancha à partir d’octobre 1968 pour le rôle duquel, fatigué et malade, il a dû perdre 10 kg et a dû renoncer à poursuivre le spectacle au-delà de mai 1969. Au cours de cette tournée, au soir d’un proche spectacle qui succède à bien d’autres, il découvre une nouvelle ville située au bord d’un fleuve. C’est la fin de la journée, dans un crépuscule tout symbolique et nulle joie ne l’habite ; bien au contraire, ce ne sont que notations intimes sur l’usure et la fatigue (« J’en oublie le nom/cheval boueux/corps fatigué »), sur la douleur (« plante son couteau dans mes reins ») et l’absence d’avenir (« le temps arrêté »). Il y est même question [d’] « Un coin de ciel [qui] brûlait » en une brûlure qui signale une autre brûlure sans doute toute intérieure. L’accompagnement musical composé pour l’essentiel des mêmes notes répétées sur un rythme ralenti en une sorte d’écho lancinant renforce cette impression de lassitude et de marche lente et difficile comme alourdie par un fardeau - d’autant plus que de nombreux silences expressifs isolent certains mots ou vers pour les mettre en valeur (« et les rires /…silence…/aux sanglots ») et que la diction du chanteur détache sciemment certaines syllabes ou les prononce avec une lenteur insistante ou, a contrario, accélère son débit. De plus, l’anaphore de «Et» - à six reprises dans la première strophe - martèle ce harassement. S’y ajoute, enfin, le rythme même du poème qui, composé de courts vers de six pieds, renforce encore les temps d’arrêt propices à traduire cet accablement. D’autres remarques suivent, qui ne concernent plus le narrateur, mais ne sont pas plus amènes, et lient décrépitude et méchanceté : elles concernent deux vieux (1) qui se haïssent et dont le corps « s’ensommeille », autre signe révélateur, sans doute, d’une prochaine impotence avant la disparition. Ce constat accablant une fois établi, d’autres notations concernant le chanteur sont révélées. Elles décrivent une attitude toute en raideur, voire stoïque, visant à déguiser la réalité (« Et ma soif prend garde/qu’elle ne se voit pas ») et à faire semblant. Une attitude motivée par la volonté d’être maître de soi (« Et je fais celui-là qui est son souverain »). La raison en est toute simple (« On m’attend quelque part/Comme on attend le roi ») : le chanteur reconnu et adulé par un public émerveillé et conquis sait ce qui l’attend ce soir-là, comme tous les soirs de sa tournée : pour complaire aux spectateurs, il doit faire semblant et porter le masque de la gloire et du bonheur. De même pour l’enregistrement de son dernier album Les Marquises : techniciens et musiciens l’attendent pour un enregistrement qu’il sait être le dernier... Pourtant, loin de ces vains artifices, Jacques Brel sait. Et, au-delà des apparences, il enlève le masque pour montrer son vrai visage et dire sa vérité, celle d’un homme à bout. « Mais on ne m’attend pointJe sais depuis déjàQue l’on meurt de hasard v.36En allongeant le pas » On note que cette vérité révélée – le mot « meurt » en forme d’aveu - se situe très exactement à la moitié du poème (36ème vers sur les 72 qu’en compte le texte), au centre de ce même vers et peut être considéré comme le cœur – brisé - de la chanson. La célébrité et l’adulation dont il est l’objet de la part de ses admirateurs ne consolent pas (« Mais on ne m’attend pas ») et ne peuvent rien contre la maladie : Brel sait qu’il est nu devant la mort, qu’il est seul devant sa mort annoncée. Le titre de la chanson révèle la métaphore : cette « ville [qui] s’endormait » ne fait que suggérer l’indicible de sa vie qui s’éteignait. Les vers suivants (v.44 à 55) expriment, avec une rare poésie, l’amertume d’un homme qui a toujours – Cette amertume devient même animosité par le truchement d’un « Mais » (v.56) qui met en cause, d’une manière inattendue et violente, l’éternel féminin (« Les femmes toujours « ) qu’il se refuse à considérer être « l’avenir de l’homme. » (2), à rebours de ce que chantait alors Jean Ferrat en citant Aragon,

LA VILLE S'ENDORMAIT


La ville s'endormait
J'en oublie le nom
Sur le fleuve en amont
Un coin de ciel brûlait
La ville s'endormait
J'en oublie le nom
Et la nuit peu à peu
Et le temps arrêté
Et mon cheval boueux
Et mon corps fatigué
Et la nuit bleu à bleu
Et l'eau d'une fontaine
Et quelques cris de haine
Versés par quelques vieux
Sur de plus vieilles qu'eux
Dont le corps s'ensommeille
La ville s'endormait
J'en oublie le nom
Sur le fleuve en amont
Un coin de ciel brûlait
La ville s'endormait
J'en oublie le nom
Et mon cheval qui boit
Et moi qui le regarde
Et ma soif qui prend garde
Qu'elle ne se voit pas
Et la fontaine chante
Et la fatigue plante
Son couteau dans mes reins
Et je fais celui-là
Qui est son souverain
On m'attend quelque part
Comme on attend le roi
Mais on ne m'attend point
Je sais, depuis déjà
Que l'on meurt de hasard
En allongeant le pas
La ville s'endormait
J'en oublie le nom
Sur le fleuve en amont
Un coin de ciel brûlait
La ville s'endormait
J'en oublie le nom
Il est vrai que parfois
Près du soir, les oiseaux
Ressemblent à des vagues
Et les vagues aux oiseaux
Et les hommes aux rires
Et les rires aux sanglots
Il est vrai que souvent
La mer se désenchante
Je veux dire en cela
Qu'elle chante d'autres chants
Que ceux que la mer chante
Dans les livres d'enfants
Mais les femmes toujours
Ne ressemblent qu'aux femmes
Et d'entre elles les connes
Ne ressemblent qu'aux connes
Et je ne suis pas bien sûr
Comme chante un certain
Qu'elles soient l'avenir de l'homme
La ville s'endormait
J'en oublie le nom
Sur le fleuve en amont
Un coin de ciel brûlait
La ville s'endormait
Et j'en oublie le nom
Et vous êtes passée
Demoiselle inconnue
À deux doigts d'être nue
Sous le lin
Qui dansait




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