https://www.franceculture.fr
Jean Ferrat, Joan Baez, Serge Lama... la répression du Printemps de Prague et les chars russes en 5 chansons
Sept mois après le début du Printemps de Prague, Moscou décide de mettre au pas la Tchécoslovaquie et ses velléités d'émancipation. Plus de 6 000 chars sont envoyés à Prague. A gauche, l'onde de choc sera à la mesure de la répression, sans précédent. En cinq chansons, revivez le choc de 1968.
• Crédits : Getty
Dans la nuit du 20 au 21 août 1968, 400 000 soldats, plus de six mille chars, soutenus par un petit millier d’avions, ont réprimé les velléités d’émancipation du parti communiste tchèque. Cinq pays (l’URSS, la Bulgarie, la Pologne, la Hongrie et enfin, la RDA) participent à l’invasion de la Tchécoslovaquie. C'est la fin du Printemps de Prague, cette tentative d'hybridation idéologique de la doctrine communiste par le pays satellite. Vingt ans avant la Perestroïka, pas question d'ouverture ou de démocratisation, le "socialisme à visage humain" esquissé par Prague est mis en morceau par l'invasion russe à Prague. Le Bloc de l'Est est prié de penser au pas.
La répression du Printemps de Prague résonnera fortement en France. A gauche et dans le monde intellectuel, où la référence à Moscou reste prééminente, la déflagration est majeure. Au sein du Parti communiste français, certains s'affranchissent. Louis Aragon évoque un "Biafra de l'esprit" tandis que Yves Montand, sympathisant communiste, ne cache pas la désillusion qui est la sienne, "submergé par le dégoût, l’écœurement" : "[Avec] les chars russes à Prague, [...] ma réaction a été immédiate, primaire : je tourne la page communiste de mon existence."
L'onde de choc gagne la chanson et des titres naissent dans le répertoire musical, qui dénoncent à leur tour l'invasion des chars russes à Prague. De Jean Ferrat, compagnon de route du PCF, à Serge Lama, chanteur de droite réac, en passant par la rage de Trust, écoutez, et relisez les paroles de cinq chansons née de la mort du Printemps de Prague.
Jean Ferrat : Camarade, camarade ?
Quand Jean Ferrat sort Camarade, en 1969 chez Barclay, il est toujours proche du parti communiste français. Il vit à Ivry-sur-Seine et revendique un attachement à la banlieue rouge :
Quelques mois seulement après l’invasion de la Tchécoslovaquie, Ferrat chante encore “c’est un joli nom, camarade”, mais il n’attend pas pour dénoncer la répression soviétique, et sort ce titre de trois couplets dont le deuxième, sans ambiguïté, dénonce :
C'est un nom terrible CamaradeQue venez-vous faire CamaradeQue venez-vous faire ici ?Ce fut à cinq heures dans PragueQue le mois d'août s'obscurcit
En 2011, Stéphane Manchematin racontait ressentir “une dette” vis à vis de Ferrat, qui a largement étayé les convictions de ce fils d’ouvrier, dans un documentaire consacré au chanteur et diffusé dans “Sur les docks” le 21 juillet 2011. C'était deux ans avant sa mort, dans l’Ardèche où le chanteur engagé s’était isolé depuis plusieurs années :
2. Adamo, les midinettes et Jan Palach
Près de quarante ans plus tard, sur le divan d’une émission de variété grand public, Adamo dira encore que Mourir dans tes bras est “une de ses chansons préférées". Personne ne moufte dans le public, rien ne dit qu'ils soient nombreux, sur les gradins du prime time "Quelque chose en nous d'Adamo" à se souvenir que le titre, qui date de 1973 sur l’album intitulé A ceux qui rêvent encore, est dédié à Jan Palach.
Jan Palach est le nom de l’étudiant tchèque qui se fera immoler le 16 janvier 1969 au beau milieu de la place Venceslas, à Prague, pour protester contre la répression du Printemps de Prague. Lorsque le jeune Palach se sacrifie, la Tchécoslovaquie vit depuis cinq mois au pas de ce qu’on a appelé “la normalisation”. Pour Moscou, il s’agit de faire rentrer Prague et ses velléités de “socialisme à visage humain” dans le rang.
Dans son cartable d’étudiant en histoire, Palach laissera une lettre, éclairant son geste et appelant à former d’autres “torches humaines” si la répression ne recule pas. De ce martyre, Adamo chantera :
Y en a qui meurent au printempsComme des éclairs, comme des flambeauxBarrant la route un court instantAux chars d'assautY en a qui meurent avec permis, matriculéComme il se doitLaissant un casque et un fusilSur une croix
La mère de Jan Palach trouvera le courage de porter plainte pour diffamation contre le pouvoir lorsque les autorités tenteront de maquiller le sacrifice de son fils. Il reste une trace radiophonique du martyre de l'étudiant de 20 ans : une archive de 1969, dans laquelle on peut entendre la voix Jan Palach, depuis son lit d’hôpital. En août 2009, Jean-Pierre Thibaudat et Laetitia Cordonnier l’avaient diffusée dans le cadre d’une "Grande Traversée" consacrée au Printemps de Prague, dont ils parlent joliment comme du “printemps qui n’a pas passé l’été”:
Écouter
Jean Palach sur son lit d'hôpital, janvier 1969
Pour écouter l’intégralité de ce troisème volet de la Grande Traversée, c’est par ici :
Écouter
Grande traversée "Le Printemps de Prague", 3/5, août 2009
3. Trust et les Brutes russes : le rock anar hagard, hagard
Quand le groupe Trust s’attaque en 1981 à la répression soviétique contre le Printemps de Prague, l’épisode des chars a déjà treize ans. La formation du groupe de rock rageux - “du vrai rock de banlieue avec des textes séditieux, violents, militants” en dira Philippe Manoeuvre dans Rock & Folkà l'époque - est encore récente, et le titre Les Brutes, consacré aux chars à Prague, figure sur le troisième album de Trust, chez Sony.
Le groupe a déjà sa notoriété : l’année précédente, en 1980, Trust avait sorti Antisocial qui lui ouvrira les premières parties d’Iron Maiden, Motorhead ou encore AC/DC. Dans Marche Ou Crève, Bernie Bonvoisin, le chanteur de Trust, s'égosille sur le sixième titre, dès la première strophe :
Au loin, je vois des drapeaux en pagailleAutour de moi les gosses tombent sous la mitrailleAu loin, je vois des drapeaux qui vacillentJ'aperçois les marteaux pas les faucillesBrutes assoiffées dessus me sont tombéesSur le revers de l'uniforme un signe difformeVagues souvenirs de gens fiers, poings levés courant dans les ruesTchécoslovaques perdusTournés vers l'Ouest rien de nouveauA la porte de chez toi réouvre le tombeauLa vue de leurs chars te laissera hagard, hagard.
Pour le groupe de Nanterre (Hauts-de-Seine), les ventes de l’album se révéleront décevantes. La rage contre les chars russes ne lui vaudra pas un succès à la hauteur de Répression, le deuxième opus de Trust, et celui sur lequel le public avait découvert Antisocial. Vous pouvez réécouter l’interview de Bernie Bonvoisin par Hélène Hazéra dans “Chanson boum” le 7 septembre 2008 par ici :
Écouter
Bernie Bonvoisin, chanteur de Trust, invité de "Chanson boum" le 7/09/2008 sur France Culture
Trust ne lâchera rien, cependant. Deux ans plus tard, sur l’album Trust IV (1983), ce n’est plus Prague mais Varsovie que Trust enbaumera, alors que Lech Walesa, le leader de Solidarnosc, devient Prix Nobel de la Paix après des années de persécution. Cette nouvelle chanson porte le nom de la capitale polonaise, dont Trust parle en ces termes :
Les situations se répètent, suivent le cours de l'histoireVarsovie son ghetto, souviens-toi VarsovieLe drapeau du tyran de couleur a changéEt puis, un peu plus loin, le spectre des chars à Prague...Après Prague, la Hongrie, la Pologne aspirait à la vieLes semaines sont passées, l'état de siège s'est installéLes beaux jours venus, c'était une cause perdueSocialisme et goulag ensemble font bon ménageDans les pays de l'Est la peur sert de breuvageUn mouvement populaire rien ne peut le faire taireC'est peine perdue si vous les internezD'autres prendront la relève par solidaritéSolidarité Solidarité Solidarité
4. Natalia, pour marcher droit avec Joan Baez
Lorsqu’on cherche la chanson Natalia de Joan Baez sur YouTube, on trouve facilement un live qui remonte à 1975 (en version piratée du disque sorti l’année suivante). Avant de chanter, Joan Baez jette quelques mots, comme elle le fait souvent. Peut-être l'échange avec son public dure-t-il un peu plus longtemps, cette fois. La protest singer raconte ce qu’elle présente comme une histoire de prisonnier politique. Ca dure une grosse minute :
En URSS, quand vous faites quelque chose de mal, ils vous jettent au milieu d’un hôpital, vous disent que vous êtes un coucou, et disent à tout le reste du monde que vous l’êtes. Et le plus terrible, c’est que parfois vous en venez à y croire vous-même. Mais il y a une femme, qui s’appelle Natalia Gorbanevskaya, qui n’y a jamais cru. Elle est très, très forte. Elle a écrit un poème sur l’invasion de la Tchécoslovaquie. Elle pensait que c’était une très mauvaise idée. Quand elle a écrit le poème, alors le gouvernement soviétique a pensé qu’elle était, elle, la très mauvaise idée. Ils l’ont enfermée. Elle était enceinte à ce moment-là, elle était très forte, et elle s’est convaincue qu’elle irait bien, qu’elle aurait cet enfant, et qu’elle continuerait à s’exprimer. A chaque fois qu’elle était libérée, elle écrivait un nouveau poème, et ils l’enfermaient à nouveau.
Natalia Gorbanevskaya compte parmi les sept manifestants à avoir bravé la répression policière moscovite en manifestant sur la Place Rouge, ce jour historique du 25 août 1968. Avec cette chanson de 1976, Joan Baez relancera un intérêt mondial pour le sort de cette militante russe qui brandira des pancartes hostiles au régime soviétique, ce dimanche d’août, au beau milieu de la Place rouge, lorsque l’horloge du Kremlin sonnera midi pile.
La manifestation ne durera pas dix minutes, mais les démonstrations de rébellion sont rarissimes à cette époque muselée. Sur leurs pancartes, les opposants dénoncent l’invasion et la répression qui s’abat alors sur Prague. Cela fait seulement quelques jours que les chars russes sont entrés en Tchécoslovaquie pour stopper Dubcek et ses tentations d’affranchissement du giron soviétique.
Natalia Gorbanevskaya ne sera pas traduite en justice, contrairement à ses compagnons, dont beaucoup seront condamnés au bagne. Elle sera déclarée irresponsable, puis finalement contrainte à l’exil à Paris, en 1975. C’est en France qu’elle est morte, en 2013. Trente-sept ans avant sa mort, à la fin du portrait qu’elle en brossait sur scène, Joan Baez disait, plaquant quelques accords avant de chanter :
Je suis convaincue que c’est parce qu’il y eût des gens comme Natalia Gorbanevskaya que vous et moi sommes encore en vie et pouvons marcher sur ce terre.
Le 26 août 2008, sur France Culture, Alain Blum et Anne Kropotkine consacraient avec Charlotte Roux à la réalisation ce documentaire à l’événement du 25 août 1968 auquel participait Natalia Gorbanevskaya. Ça s’appelait Dimanche, midi, Place rouge :
Écouter
"Dimanche, midi, Place Rouge", le 26 août 2008 sur France Culture
5. Prague et les noms en ismes, épouvantails pour chanteur de droite
Protest singers, rockeurs anars et sympathisants communistes ne sont pas les seuls à s’être attaqué en chanson à l’effroi immense qu’a suscité dans la communauté internationale la répression soviétique du Printemps de Prague. Un chanteur de droite comme Serge Lama en a aussi fait son miel, avec la chanson Au Chili comme à Prague qui tonne fort :
Au Chili comme à PragueToujours la même vagueToujours les mêmes mursBouchant le même azurAu nom des mots en "isme"On torture et l'on tueDans un même lyrismeAuquel hélas on s'habitue
Et Lama poursuit, plus loin :
Toujours les mêmes maîtresEt les mêmes sous-maîtresLa même hiérarchiePour le même gâchisToujours l'unique sceptreAux mains d'un seul tyranEt les marches funèbresAprès les marches en avant
Vous pouvez redécouvrir son passage chez Jacques Chancel :
L’antienne anticommuniste est un motif récurrent chez Lama, qui ne fait pas mystère de ses antipathies pour Mitterrand ou le bloc de l’Est. En 1985, Télépoche lui a même prêté une citation qui avait fait scandale : "La gauche, c’est de la merde !”
Quelques temps plus tard, chez Patrick Sabatier dans “Le Jeu de la vérité” - bienvenue dans les années 80 ! -, le chanteur édulcorera, assurant, hilare, avoir plutôt dit "La gauche nous a foutus dans la merde" :
Le rapport avec les chars russes ? Face à un téléspectateur (et lecteur de Télépoche ?) de gauche qui l’interpelle, Serge Lama se défendra d’être intolérant “en tous cas beaucoup moins que les gens de gauche”, puis décochera une série d'uppercuts pour l’invasion à Prague, les “six millions de morts de Staline”, “l’horreur qu’a été la Révolution française” et… Robespierre, qu’il compare à Hitler. Ce n’est pas un hasard : le rigoriste de la Révolution française est un épouvantail familier de la droite française. Qui peut virer à l’obsession rhétorique, une sorte de patrimoine inversé.
Dans "La Fabrique de l'histoire" consacrée à Robespierre vu d'Angleterre, le 24 février 2017, Colin Jones expliquait combien Robespierre continue d'incarner "la face noire de la Révolution", "le dérapage de la Terreur" :
Archives INA - Radio France : Marine Decaes, à l'Ina.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire